Mektoub My Love : cher Kechiche, je t’ai démasqué

Sorti mercredi, “Mektoub My Love : Canto Uno” ou l’été d’un groupe d’adolescents sous le soleil de Sète, fait déjà grand bruit. Après avoir vu le film, on se dit que Kechiche y porte un regard sur la jeunesse, mais surtout sur son propre cinéma.

Cher Abdellatif Kechiche,

Il m’a fallu t’écrire cette lettre car voilà, tu es démasqué.

Sorti mercredi, ton dernier film Mektoub My Love : Canto Uno, sonate d’été d’un groupe d’adolescents sous le soleil de Sète, finit de t’imposer, pour ceux qui en doutaient encore, comme un cinéaste majeur de la scène française.

Si le film m’a passionnée, ce n’est pas parce qu’il est beau, ni parce que tu parviens à nous faire oublier pendant trois heures que notre adolescence est loin et qu’il fait froid ici, à Paris, en nous faisant perdre la notion du temps. S’il m’a tant intéressée, c’est parce que j’y vois autre chose que ce qu’on veut voir dans ton cinéma. J’y vois quelque chose de l’ordre d’un regard que tu porterais sur ton propre cinéma, de l’autocritique, parfois. Comme si toi-même, plus que dans aucun autre de tes films, tu te disais et tu nous disais que tu n’étais pas dupe de ton propre dispositif.

Déjà, tu as débarrassé Mektoub du manichéisme dans la représentation des castes, que d’aucuns ont pu te reprocher. Dans La Vie d’Adèle, cela se manifeste par les bourgeois d’un côté qui mangent des huîtres et les prolos de l’autre qui mangent des spaghetti. Un raccourci qui en a irrité plus d’un, mais qui me fait beaucoup rire. Dans Mektoub, tout le monde mange des spaghetti. Si par instant, on pense que tu vas nous emmener sur ce terrain-là, dans cette première scène de plage où Amin rencontre Céline et Charlotte, c’est très vite évacué. Tu ne jugeras pas tes personnages, tu ne prendras pas de parti et chacun aura son moment dans la lumière de l’été.

Mektoub s’épanouit simplement à mesure que tu nous dévoiles ton dispositif. Le propre d’un metteur en scène, c’est de manipuler les images et les sons afin d’emmener le spectateur où il veut. Le propre du cinéma et du cinéaste, c’est un peu aussi de mentir pour faire croire à la vérité. C’est ce que raconte Mektoub, plus que l’histoire d’Amin (c’est toi), d’Ophélie, de Céline, Charlotte, Tony et Camélia. On sait que tu tournes des heures de rushes, jusqu’à l’épuisement (des comédiens, des techniciens). A partir de centaines d’heures de rushes, tu parviens à nous faire croire que cette histoire, dont la fluidité impressionne, c’est le réel. Or tout, dans Mektoub, est fait pour nous réveiller de cette espèce de torpeur qui tend à nous fait croire que tu as capté la vérité.

En même temps que tu dresses le portrait de ces jeunes, fantasme collectif de la jeunesse, qui rejoint parfois tes propres fantasmes, tu dresses l’autoportrait de ton propre cinéma. Tu dissémines un bon nombre d’indices au long cours et tu sembles nous dire : « Je suis un cinéaste. Je mets en scène mon idée du monde et mes fantasmes et je vous mens. » Aujourd’hui, tu assumes pleinement ce mensonge et c’est ce en quoi Mektoub flirte avec le chef-d’œuvre. Comme si, devant la table de montage, devant tes centaines d’heures de rushes, ton projet n’avait d’intérêt que s’il était un miroir de toi en tant que cinéaste avant d’être un miroir de l’homme Abdellatif Kechiche, comme si c’était la seule manière pour que le film s’affranchisse de lui-même.

Parlons d’Amin. Amin, tu nous dis que c’est toi, avec tes grands sabots. En réalité, pas tout à fait. Amin, c’est un faire-valoir. C’est le faire-valoir de tous les personnages féminins, qui sont les seuls qui t’intéressent vraiment. Tu te caches derrière le regard de ce garçon pour mater, mais on n’est pas dupes et c’est exactement ce que tu veux. Amin est photographe (retour des grands sabots), mais il a une certaine pureté, quand le regard que tu portes prétendument à travers le sien sur le corps des femmes est voyeur et insistant. Les fesses de tes actrices t’obsèdent. les femmes t’obsèdent parce qu’elles t’échappent. Amin, tu le comprends, il ne t’intéresse pas, mais toutes ces jeunes femmes t’obsèdent parce qu’elles t’échappent. Dès lors que tu l’assumes, ça devient beaucoup moins un problème, étrangement. 

Comment je sais que tu t’adresses à moi et que je ne suis pas en train de monter une analyse délirante de toutes pièces ? Parce que tout, dans la mise en scène, me ramène au dispositif. Dès la première séquence, jusqu’à la dernière. Tu as des centaines d’heures de rushes, mais tu choisis de nous montrer les séquences de dialogues en construction. Au début, Amin et Ophélie se retrouvent dans la cuisine. Ils se retrouvent après des mois de séparation, ils sont amis, mais Amin vient de surprendre Ophélie au lit avec son cousin Tony et la gêne est palpable. Sauf que les premières minutes dans la cuisine sonnent faux, comme si les acteurs ne jouaient pas juste, comme si Kechiche nous expliquait que pour arriver à ses longues scènes tendant vers le naturalisme, il en fallait, des scènes ratées. Peu à peu, ça fonctionne et on plonge dans la scène comme on plonge dans le film, mais ce coup-là, tu le réitères à plusieurs reprises, nous rappelant constamment que tout ceci est parfaitement calculé.

Et puis, dans une très belle scène à la ferme, tu lèves de voile de manière radicale sur toute cette supercherie autour des plans quasi-documentaires de ton cinéma en même temps que sur ta fascination pour la maternité. Avec beaucoup de second degré, même. Amin se rend à la ferme des parents d’Ophélie pour photographier la mise bas des brebis. Il attend, la nuit arrive, et puis c’est la naissance, et le retour des gros sabots (sans mauvais jeu de mots). Cet agneau qui entre en sautillant dans le cadre pour nous dévisager, ce long et magnifique regard-caméra de la brebis allongés sous le coup des contractions, cette musique tonitruante viennent, en contraste total avec un travail bluffant de réalisme sur l’éclairage, nous rappeler que tout ceci est savamment orchestré. 

Bien sûr, ce regard sur toi-même – Abdellatif Kechiche le cinéaste – ne t’empêche ni ne nous empêche d’être rattrapés par l’histoire. C’est le tour de force de Mektoub. On s’attache autant que toi à ces personnages, on est bien dans ton film et, prisonnier de son dispositif, on accepte sans trop de peine notre condition. Le cinéma, c’est l’image en mouvement et le son. Lorsque tu nous libères, dans la dernière scène sur la plage, en même temps que tu poses un point final à ce morceau d’histoire, j’ai l’impression que tu me dis que je n’ai pas rêvé tout ça. Amin et Charlotte s’éloignent, mais leur voix reste au premier plan. De la première scène à la dernière, de la première à la dernière note de cette sonate, en nous disant que tu trichais, tu as décidé de ne plus tricher. 

La bande-annonce de Mektoub My Love – Canto Uno :

Mektoub My Love : Canto Uno Bande-annonce VF

 

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