Inoubliable “Julieta” chez Pedro Almodóvar, Emma Suárez est de retour dans “Les Filles d’Avril” de Michel Franco. Elle y joue une mère absente, qui réapparaît dans la vie de ses deux filles quand l’une d’entre elles tombe enceinte.
AlloCiné : Pour une actrice espagnole, jouer dans un film mexicain pose-t-il un problème d’accent ?
Emma Suárez : En réalité, il y a peut-être quelques expressions qui diffèrent et des mots qui ont un sens différent. Ça nous faisait souvent rire, avec Michel Franco. Souvent, je lui disais : “Vous parlez bizarrement, les Mexicains !”. Mais, en gros, ça reste du castillan. Par exemple, pour dire génial, ils emploient “padrísimo”, que nous n’utilisons pas du tout. Quand on passe du temps sur place, mécaniquement, on adopte un peu leur langage. Et puis on oublie tout ça très vite. Moi, j’adore les écouter parler, en tout cas.
On ne peut plus vous voir jouer un rôle de mère sans penser à Julieta. Pourtant, Avril est une femme très différente, n’est-ce pas ?
On ne peut pas les comparer. Bien sûr, on me parle souvent d’un possible rapprochement du travail de Pedro Almodóvar avec celui de Michel Franco. Pour moi, autant comparer la viande et le poisson. Ça n’a rien à voir. Je ne peux pas tomber dans le piège de faire le parallèle, même si je suis très fière d’avoir travaillé avec les deux. C’est tout ce qu’on souhaite, quand on est actrice : collaborer avec des gens très différents. Ce n’est rien de dire que Pedro Almodóvar est un grand professionnel, reconnu dans le monde entier, très installé dans le métier. Michel Franco est plutôt quelqu’un qui vient juste de se faire une place. Certes, il est apprécié : il a déjà présenté trois films au Festival de Cannes en étant primé à chaque fois. C’est rare, pour un cinéaste dans la trentaine. C’est un homme d’une intelligence rare, surtout quand il s’agit de restituer les conflits sociaux dans une forme directe et très. L’univers d’Almodóvar est plus esthétique, reconnaissable à ses couleurs si personnelles. Chaque plan est une peinture, chez lui. Tout est parfaitement et minutieusement pensé. Le cinéma de Michel Franco est plus marqué par un grand travail de documentation.
Au départ, j’ai refusé le rôle
Vous connaissiez son cinéma avant d’accepter le rôle ?
Non. Dès qu’il m’a envoyé le scénario, je me suis mise à regarder ses films, en commençant par Después de Lucía. Rien que celui-là, j’étais déjà scotchée. J’ai relu le scénario, puis j’ai vu Chronic et les autres films. Au départ, j’ai refusé le rôle et après le week-end, j’ai voulu en discuter un peu plus avec lui. Nous avons beaucoup parlé et la confiance s’est installée. Il m’a convaincue par son intelligence. D’ailleurs, je suis très fière de l’avoir compris, alors que c’était un vrai défi, pour moi. Il fallait surmonter beaucoup de réticences et de tabous. C’est difficile de trouver en soi le personnage d’Avril.
Justement, la vision très sombre du monde qui est celle de Michel Franco ne vous a pas posé problème ?
Michel n’est pas un réalisateur sombre. Il restitue des conflits réels de la condition humaine. Bien sûr, au départ, la raison pour laquelle j’ai refusé était celle-là. J’avais peur de me retrouver avec quelqu’un de très dur, un tortionnaire, même si son cinéma est formidable. Mais j’ai découvert un homme très aimable, qui m’a fait confiance dès la première seconde et qui acceptait toutes mes propositions. Il m’a laissé travailler très librement. D’ailleurs, ça m’est rarement arrivé d’être libre à ce point. Il me laissait donner le ton d’une scène, improviser, travailler mon rôle et celui des autres acteurs… Mais eux, comme ils faisaient leur premier film, ils s’appuyaient beaucoup sur moi. Quand j’arrivais sur le plateau, Michel me disait : “Qu’est-ce que tu veux faire ?”, ce qui n’est pas commun, chez les réalisateurs. Ensuite, il se débrouillait avec son chef opérateur belge, Yves Cape, qui est génial. Ils avaient déjà travaillé ensemble sur Chronic et tous deux s’entendent très bien. Nous, on jouait la scène sur le plateau et eux composaient le cadre en temps réel.
Michel Franco aime les plans longs et faire beaucoup de prises. Est-ce que ça vous plaît, en tant qu’actrice ou ça vous fatigue ?
Ce sont des plans-séquences. C’est presque du théâtre. Ça fait partie du processus créatif : on refait plusieurs fois parce qu’on cherche quelque chose qu’il faut bien trouver. Ça fait partie de mon travail. C’est comme pour vous : quand vous écrivez quelque chose que vous ne trouvez pas convaincant, il faut bien le reformuler.
Il s’est formé une alliance qui était la base de notre travail.
Et jouer avec tous ces débutants, c’était compliqué ?
Ils ne sont pas tous débutants. Hernán Mendoza, par exemple, avait déjà travaillé avec Michel Franco. Ana Valeria Becerril, elle, débutait vraiment. On nous a proposé de cohabiter dix jours dans l’appartement qu’on voit dans le film avant de commencer le tournage. C’est ce que nous avons fait, avec Joanna Larequi qui joue mon autre fille, pour trouver nos personnages. Il s’est formé une alliance sur laquelle a reposé notre travail. Pendant ces dix jours, personne de l’équipe n’est venu. Michel nous a dit de faire notre vie et de demander à ce qu’on nous apporte tout ce dont nous avions besoin. Quand on a commencé à tourner le film, on s’était vraiment approprié l’espace. Nous avons profité de la cohabitation pour travailler sur le scénario, surtout pour trouver une psychologie à nos personnages, un passé commun.
J’imagine que ça a beaucoup aidé à installer une confiance entre vous trois.
Oui, et toutes les idées que nous avons proposées à Michel ont été retenues. Par exemple, nous avons suggéré que le lieu soit une ancienne maison de vacances et ça a fait l’objet d’une scène improvisée qui apparaît dans le film. Cette confiance de Michel m’obligeait à faire des compromis et me responsabilisait beaucoup. Avec Ana Valeria Becerril, nous avons créé une belle alchimie dès les premiers instants. Je sentais qu’elle pouvait naturellement être ma fille. Avec Joanna Larequi aussi, mais c’est une actrice de formation, donc c’était plus simple. Pour le jeune Enrique Arrizon, qui est mannequin à la base, c’était aussi une première fois. J’avais de bons rapports avec lui, mais je devais surmonter de mon côté certaines barrières.
Justement, je voulais vous en parler : il y a quelques scènes assez difficiles à tourner avec ce jeune homme ! Comment avez-vous approché ces moments intimes ?
Il faut être pro. Dans ces moments, on est renvoyé à son professionnalisme. Il y a une équipe de tournage, un acteur, une actrice et il faut mettre la scène en boîte. Et il faut la refaire plusieurs fois parce que tantôt c’est flou, tantôt il y a un avion qui passe Finalement, ces barrières mentales, ce sont nos préjugés, nos tabous. Il faut surmonter ces idées, ça fait partie du défi.
Le personnage d’Avril est une femme assez régressive qui retombe dans l’adolescence. Avez-vous puisé dans votre propre adolescence pour vous aider dans votre jeu ?
Pas tellement : quand on interprète un rôle, c’est vrai que nos expériences nous aident. Mais elles ne reconstituent pas forcément notre propre vie. Ce qui aide, c’est d’avoir eu des échanges avec d’autres gens, la littérature, le ressenti face à une peinture, les films qu’on a vus… avoir une expérience de la vie plus générale. J’ai beaucoup cherché des personnages de mères au cinéma. J’ai demandé à Michel de me donner des références cinématographiques pour trouver Avril. On a parlé de Gena Rowlands chez Cassavetes dans Une femme sous influence. On a aussi parlé de Sonate d’Automne de Bergman. Mon personnage d’Avril n’y est pas, mais on peut y trouver des inspirations pour démarrer. Mon adolescence ne pouvait pas vraiment m’aider parce qu’à 14 ans je travaillais déjà. Je viens d’une famille nombreuse, mes parents ont toujours été très présents. Ici, on parle des éventuels problèmes qui peuvent s’immiscer dans une relation mère-fille, d’une rivalité qui peut exister entre une mère et ses deux filles, mais aussi de la place que prend une mère et de la responsabilité de la maternité. Heureusement, ça n’a rien à voir avec mon expérience personnelle.
Les motivations de ce personnage à dérober l’avenir de sa fille ne sont pas difficiles à comprendre.
Mais puisqu’il s’agit d’une adolescente qui devient mère et d’une mère qui redevient adolescente, comment travaille-t-on ce retour en arrière ?
Il y a une progression dans mon personnage. Ce n’est pas difficile d’être une ado parce que les motivations de ce personnage qui dérobe l’avenir de sa fille ne sont pas difficiles à comprendre. Avril est une femme qui n’accepte pas le temps qui passe. Elle a eu des filles très jeune et elle s’est trouvée incapable d’assumer les responsabilités qui vont avec cette maternité. Face à cette frustration, elle a fui et elle a laissé ses filles se construire seules. Je peux l’imaginer cette situation. Chaque spectateur décidera de ce qu’il en pense. C’est une femme instable qui a eu une série de relations difficiles, vouées à l’échec. Je peux ainsi deviner une femme impulsive, capricieuse, égocentrique, manipulatrice, dans l’insécurité constante. Elle veut que les choses soient à son idée, mais elle n’a aucun recours pour agir en conséquence. Du coup, elle abandonne, elle s’en fait, elle essaie autre chose qui ne marche pas non plus. Tout ça va contribuer à créer un personnage instable et perturbant pour son entourage. C’est au final quelqu’un qui a abandonné ses filles mais qui n’a pas conscience d’avoir fait quelque chose de mal. Ce sont ses filles qui souffrent. Ce sont elles qui ont peur de la voir revenir parce qu’à chaque fois qu’elle débarque, c’est un désastre. Mais elle, elle est bien intentionnée, elle se soucie de se rapprocher de sa fille enceinte, pour l’aider. Et, vient un moment où elle décide que sa fille est irresponsable et elle n’a pas l’idée de la laisser gérer son enfant. Elle lui fait la morale et décide seule qu’il faut faire adopter le bébé. En construisant le personnage, je me disais que les êtres humains ont vraiment le don de tout compliquer. Ça m’intéressait beaucoup de cultiver tous ce qu’il se passe dans la tête d’Avril, toutes ces bizarreries qu’elle rumine et qui finissent par se retourner contre elle.
Vous souvenez-vous d’une scène particulièrement difficile à tourner ?
Pour moi, il y avait une scène terrible. Déjà qu’au niveau personnel, ce film m’a donné beaucoup de fil à retordre sur le plan moral… Quand Valeria découvre où sa mère a déménagé avec Mateo, elle l’attend en bas de chez elle. Elle la voit sortir en voiture avec lui et le bébé, tous les trois. Valeria s’approche de la voiture et l’appelle. Avril ne lui répond pas et s’en va. Ça me donne la chair de poule. C’est inhumain. Tout ce qui se passe ensuite n’est que la conséquence de cette violence.
Pour revenir à Julieta, de Pedro Almodovar, il y a un plan qui est déjà devenu culte pour beaucoup de cinéphiles : il s’agit du moment de transition entre Julieta incarnée par Adriana Ugarte et vous, qui prenez le relais du rôle. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est une scène d’une rare maestria. Il faut être génial pour y penser. Il faut le talent de Pedro Almodóvar pour inventer une chose pareille. Ça m’impressionne beaucoup. Il est très méticuleux. Il avait tout prévu, en véritable chirurgien du cinéma. Quand il prépare un plan, le plateau se transforme presque en lieu de sacre. C’est un rituel. Toute l’équipe se met totalement au service de ce qu’il décide. Or, il est très exigeant. On lui propose des choses et il refuse tout. On finit, quand même, par trouver ce qu’il cherche. Je me souviens qu’il fallait commencer le plan avec Adriana Ugarte, puis couper et que je me mette exactement dans la même position qu’elle. Il fallait aussi trouver le regard juste, pour qu’il soit parfaitement dans le vide. C’est très difficile de ne rien exprimer du tout. Pedro se mettait derrière moi et la fille qui jouait la coiffeuse pour lui expliquer exactement comment il fallait qu’elle soulève la serviette posée sur ma tête. Ils ont répété plusieurs fois pour qu’elle connaisse le geste précis. Comme on remettait la serviette sur moi après l’avoir posée sur Adriana, il fallait que le geste permette à la position des mains d’être rigoureusement la même.
Le cinéma fournit surtout des métiers dans lesquels on se sent seul
Vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé à la dernière cérémonie des Goya ?
C’était incroyable ! J’aborde plutôt sainement les remises de prix. Quand on fait un film, on espère que le travail fourni est bon, mais on ne sait jamais ce qu’il va devenir et la répercussion qu’il va avoir. Sera-t-il montré dans de grandes salles ? Sera-t-il tout simplement projeté un jour ? On ne travaille jamais en pensant qu’on va obtenir des prix. J’ai été étonnée de par mes deux nominations, pour La Próxima Piel et pour Julieta. En plus, ce sont deux films qui se sont succédé, curieusement. Je tournais le premier quand Pedro Almodóvar m’a envoyé le scénario du second. La Proxima Piel sort en salles juste avant Julieta. Et me voici nommée pour l’un, puis pour l’autre. Pourtant, ce sont deux rôles de mère bien distincts et deux réalisateurs qui voient la vie très différemment. C’est merveilleux de constater que les spectateurs ont su apprécier le travail à sa juste valeur. J’avais si peur de jouer ces deux rôles de la même façon. C’est comme ça aussi qu’on se rend compte que le travail d’un réalisateur fait la différence. De toute façon, évidemment, j’étais encore loin de penser que j’allais décrocher les deux Goya. Autour de moi, quelques personnes me disaient : “Tu vas avoir les deux !” et ça met beaucoup de pression, comme si j’avais peur de les décevoir si je n’obtenais pas les deux ou si je n’en obtenais aucun ! En plus, c’était un jour très spécial parce que j’étais avec mon frère qui était nommé aussi pour les décors d’un film (Carlos Bodelón, nommé pour 1898. Los últimos de Filipinas, ndlr). On avait l’impression que c’était une soirée spéciale pour notre famille et ce que le cinéma espagnol représente pour elle. J’ai entendu mon nom une première fois pour La Próxima Piel et déjà je n’arrivais pas à y croire. Ce film a mis dix ans à se mettre en place financièrement. On m’en a parlé pour la première fois dans un festival de cinéma aux îles Canari il y a dix ans. Depuis, j’ai continué ma carrière au théâtre, au cinéma, et à chaque fois que je demandais des nouvelles du projet, on me disait que les chaînes de télévision avaient encore refusé de le financer. Au train où ça allait, j’avais peur qu’on finisse par confier mon rôle à une autre et qu’on me refile le rôle de la grand-mère. Et finalement, le film se fait, sort et a un prix. J’étais déjà prête à rentrer chez moi, mais on m’a renvoyée dans la salle pour Julieta. Et là, j’ai entendu mon nom pour la deuxième fois…
Je ne savais même pas que c’était possible, techniquement.
Bien sûr que c’est possible : je l’ai fait ! (Rires) Et là, j’ai été touchée par tant de bienveillance, parce que c’est un prix remis par les gens de l’Académie du cinéma, qui sont mes confrères. Le cinéma fournit surtout des métiers dans lesquels on se sent seul : on travaille son personnage, on écrit son scénario, on pense à sa mise en scène du premier au dernier plan, on rentre chez soi, on recommence, on a peur de rater, on n’est sûr de rien… On cherche. Dans tous les processus créatifs, on a ce sentiment de solitude. Quand on se rend compte que les confrères ont reconnu la qualité du travail fourni, c’est une satisfaction immense.
Et votre frère ?
Il n’a pas été primé ce soir-là. Mais comme j’avais deux Goya, j’ai pu lui en prêter un pour la soirée. (Rires)
La bande annonce des Filles d’Avril, en salles ce mercredi 2 août 2017
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